jeudi 16 mai 2019





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DE L'ART DE MASQUER LA VIOLENCE FILMIQUE : IMAGES SUBLIMINALES, CONTRAT FICTIONNEL ET CRUAUTÉ DU TOURNAGE DANS LA CONSPIRATION DES TÉNÈBRES DE THÉODORE ROSZAK
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Violence et culture populaire


Savoir regarder une image, ce serait, en quelque sorte, se rendre capable de discerner là où elle brûle, là où son éventuelle beauté réserve la place d'un « signe secret », d'une crise non apaisée, d'un symptôme. Là où la cendre n'a pas refroidi.
– Georges Didi-Huberman

Lorsque les romanciers s'emparent du cinéma dans leur fiction, il s'agit fréquemment de souligner son rôle prépondérant dans la mise en scène de la violence. Pour s'en convaincre il suffit de relire l'article de 1896 sur l'invention de Louis Lumière écrit par le romancier et dramaturge Maxim Gorki dans lequel il prophétise son usage propagandiste en proposant la recette suivante : « prendre un parasite à la mode, l'empaler à la manière turque sur une palissade, le photographier puis montrer ces images. Cela ne serait pas exactement piquant mais tout à fait édifiant » (1993, p. 33). En 1915, Luigi Pirandello publie On Tourne!, une fable sinistre qui cristallise l'asservissement du comédien par l'industrie cinématographique. Son narrateur est un chef-opérateur frappé de mutisme après avoir filmé une scène qui a tourné au drame. Alors que l'acteur pénètre dans une cage contenant une tigresse que le scénario destine à être abattue, il est dévoré par l'animal. Pirandello suggère que des foules fictives de spectateurs ont pu être exposées à la vision du drame effroyable sans avoir conscience qu'il ne s'agissait pas d'un trucage. Ces exemples nous permettent de comparer la violence exercée sur l'acteur avec celle qui affecte le spectateur. Dans les premiers temps du cinéma, nombreux sont les écrivains à dénoncer l'asservissement des masses de spectateurs zombifiés, consommateurs passifs de fictions médiocres, « poussés tels des animaux de boucherie, entre deux rampes de corde » vers un « sommeil de ruminant1 ». Cette veine ne s'est pas tarie dans la littérature postmoderne, en particulier américaine. Elle s'est au contraire amplifiée, parfois même chez des écrivains cinéphiles comme Don DeLillo ou Robert Coover ; que l'on songe chez le premier à la fascination pour le film d'Abraham Zapruder qui a enregistré l'éclatement du crâne de JFK (Libra, Underworld), ou à la grande fête macabre imaginée par le second lors de laquelle le couple Rosenberg, accusé d'avoir livré des informations sur la bombe aux Soviétiques, est électrocuté sur Times Square, au travers d'une mise en scène signée Cecil B. DeMille (The Public Burning). La fiction littéraire est donc un terrain propice pour sonder les profondeurs du couple violence et cinéma, et c'est précisément ce médium qu'a choisi l'historien de la contre-culture, Theodore Roszak, avec le roman Flicker (1991, 2005), traduit en français sous le titre La Conspiration des Ténèbres (2004). Contrairement à l'historien du cinéma ou à l'analyste de film, tous deux contraints d'appuyer leur propos sur des films existants et des faits historiques avérés, l'écrivain de fiction dispose d'une liberté qui lui permet d'explorer, au travers d'une filmographie apocryphe, les fantasmes suscités par la représentation cinématographique de la violence.

Le récit tentaculaire de ce polar nous conduit à suivre l'investigation de Jonathan Gates, un universitaire du département d'études filmiques de l'Université de Californie jeté sur les traces du cinéaste fictif Max Castle, de son vrai nom Max von Kastell, un immigré allemand qui, après avoir œuvré dans les studios de la UFA (Universum Film Aktiengesellschaft) à Berlin, s'est retrouvé cantonné à des sous-productions à Hollywood, réalisant des films de vampires et de zombies ou des films criminels anticipant le film noir, avant de disparaître mystérieusement en 1941. La conspiration imaginée par Roszak fait apparaître un projet d'autodestruction de la race humaine : les Orphelins de la Tourmente, une secte héritière de l'ordre des Templiers, des Cathares et des Manichéens, auraient pour objectif d'enseigner la lutte perpétuelle du Bien et du Mal par le truchement du médium cinématographique (puis plus tard télévisuel et vidéo), afin d'asphyxier tout désir de procréation, mettant ainsi un terme à l'existence de l'humanité, la condition charnelle de l'Homme étant selon leur doctrine la source même du Mal. Au cours de son enquête, Gates interroge les collaborateurs du cinéaste, découvre des bandes inédites et tente d'élucider les liens entre la secte et son art cinématographique. Kidnappé alors qu'il s'apprêtait à rencontrer l'un des hauts responsables des Orphelins dans une abbaye albigeoise, le narrateur se réveille sur une île au beau milieu du Pacifique où il fait la rencontre de Castle, retenu en captivité depuis plus de trois décennies. Il découvre alors l’œuvre ultime du cinéaste, des courts-métrages réalisés avec des moyens artisanaux et constitués de fragments de films préexistants, prélevés sur des pellicules que ses geôliers lui font parvenir. Pour tuer le temps, Gates se fait l'assistant de Castle puis décide de rédiger ses mémoires.

L’identité du grand coupable, de celui qui est à l’origine de cette instrumentalisation de la violence filmique, est un Graal dérisoire dont la découverte relève des codes génériques du polar employés par le romancier. En revanche, la façon dont Roszak décline les moyens mis en œuvre par Castle pour asséner à ses spectateurs des scènes de violence paroxystique à leur insu soulèvent des questions bien réelles. Nous nous attarderons, dans cette étude, sur trois aspects marquants du cinéma de Castle : l'usage d'images subliminales, celui d'images documentaires au sein d'une fiction, et la recherche d'émotions extrêmes chez les acteurs. Dans le premier cas, le spectateur est exposé à des images censées l'atteindre par des voies inconscientes et éventuellement influencer son comportement ; dans les deux autres cas, le contrat fictionnel est rompu et les limites entre feintise ludique et expérience vécue sont transgressées. Nous entendons montrer comment Roszak exploite dans son roman les virtualités que recèle le cinéma, la part sombre de son histoire et de sa technologie, à travers deux thèmes qui cristallisent les craintes envers le médium : les images subliminales et le snuff movie.

Figure composite et polymorphe, le personnage de Max Castle est un masque derrière lequel on peut reconnaître de nombreux cinéastes réels : son origine germanique et sa particule (von Castle) l'assimilent à Erich von Stroheim ou à Joseph von Sternberg, son patronyme le rapproche de William Castle, émule bon marché de Hitchcock, à quoi s'ajoutent la présence d'Orson Welles comme personnage du roman et les lettres de John Huston et d'Edgar G. Ulmer adressées au narrateur grâce auxquelles se voient confirmées plusieurs collaborations non créditées de Castle sur des œuvres majeures. Ces éléments de preuve font du cinéaste fictif le génie spectral hantant les chefs-d’œuvre allemands et américains du film d'épouvante ou du film criminel de la première moitié du Xxème siècle.

Lorsque Jonathan Gates découvre les films de Castle au milieu des années 1960, le cinéma d'épouvante de l'entre-deux guerres n'effraie plus la majeure partie du public. Lors des diffusions en salle ou à la télévision, la déflation des effets et l'abondance des clichés provoquent davantage l'hilarité que la terreur. Symbole de ces transformations, la salle dans laquelle Jonathan Gates a reçu son initiation à la culture cinéphilique, The Classic, a fait l'objet d'une transformation radicale en changeant de propriétaire. Rebaptisée The Catacombs, elle devient le lieu privilégié de l'underground, avec au programme aussi bien des œuvres d'avant-garde comme Fuck d'Andy Warhol, des docu-drames didactiques d'avant-guerre devenus des films cultes dans le circuit des midnight movies que les films d'exploitation d'Herschell Gordon Lewis, des productions à bas coût faisant un usage outrancier d'éléments racoleurs, dont Blood Feast (considéré comme le film fondateur du gore grand-guignol) et The Wizard of Gore ou encore Night of the Living Dead de George Romero. Le narrateur est alors témoin d'une remise en question radicale des principes du cinéma classique et d'une propagation dans le cinéma underground puis mainstream d'une violence graphique inédite. L'opposition entre les périodes classique et post-classique est clairement lisible dans le travail des deux cinéastes fictifs du roman, Max Castle et Simon Dunkle. Le second est un jeune prodige, digne héritier du premier, qui émerge après l'effondrement du Production Code, l'ensemble de règles régissant jusqu'en 1968 la bonne conduite du cinéma américain. Comment la violence est-elle présentée dans les films de Dunkle ? Elle se manifeste d'emblée par la musique heavy metal diffusée à un volume assourdissant et les vociférations du chanteur. Du point de vue visuel, les films de Dunkle mettent en scène la débauche organique qui caractérise le sous-genre du film gore. Comme le Zombie de Romero (1979), American Fast Food Massacre, premier opus de Dunkle, utilise la métaphore anthropophage comme parabole de la société de consommation, et ici plus particulièrement de la malbouffe. Tous deux mêlent le burlesque à l'horreur, « A great American cannibal feast as Mack Sennett might have handled it if he had lacked all inhibition » (Roszak, 2005, p. 407). Comme le rappelle Jean-Baptiste Thoret, les deux genres ont en commun d'être « fascinés par l'excrémentiel, le chaos et la contagion » (2006, p. 295). Dans un restaurant de fast food, des clients arborant des groins de cochons attendent leur repas, pendant que les clients qui veulent sortir sont saisis par des employés portant le masque à l’effigie de Ronald McDonald, traînés dans la cuisine pour être démembrés, disséqués et cuisinés. Avec Sub Sub, Dunkle s'attaque au cinéma d'anticipation. Dans un monde post-apocalyptique, des mutants et des survivants dégénérés se livrent à d'intenses carnages avant de faire exploser une tête nucléaire, vestige de l'ancien monde devant lequel se prosternent des fanatiques religieux. Dans Sad Sewer Babies, les égouts de la ville sont transformés en limbes où des embryons ayant survécu à leur avortement livrent bataille aux rats pour le contrôle du territoire. Lors d'un entretien avec le narrateur, le cinéaste avoue nourrir l'ambition de tourner un remake du Magicien d'Oz qui se terminerait par la crucifixion de Dorothy Gale. Ce que l'on observe dans le travail de Dunkle, c'est le principe selon lequel « la représentation de la violence, jusque-là inféodée à la loi du hors-champ (ne pas montrer) et de l'implicite (suggérer) » (Thoret, 2006, p. 21) investit désormais le champ de l'image. La menace n'est plus un Autre qui proviendrait du hors-champ et qui, au terme du film, y serait renvoyé. Pour reprendre les mots de Jean-Baptiste Thoret, « le refoulé ne se contente plus de faire un petit retour et de s'en aller » (2006, p. 294). La menace est désormais à l'intérieur même du cadre et elle compte bien y rester.

Dans les films de Max Castle, à l'inverse, la monstration de l'hémoglobine n'est pas de rigueur. Son cinéma appartient à une esthétique de l'implicite et de la suggestion. Ses films d'épouvante reposent principalement sur des motifs codés de l'altérité : vampires (Feast of the Undead, Count Lazarus, Kiss of the Vampire, House of Blood) ou zombies (Zombie Strikes). Il s'illustre aussi dans le genre du thriller et sa figure du tueur psychopathe (Queen of Swords, The Ripper Strikes). Certaines scènes inédites censurées par les studios comportent néanmoins un pouvoir envoûtant et diffus dont le spectateur ne parvient pas identifier l'origine. Il est vrai que Castle sait faire preuve d'audace quant au respect des codes de son époque, comme le prouve un long plan séquence pré-générique, en caméra subjective et sans musique, visant par la mise en scène à identifier le spectateur à la proie traquée par les zombies. Mais rien en apparence ne justifie l'intensité de l'émotion suscitée. Les termes qui qualifient cette émotion nous renvoient à un impact d'ordre psychologique : « unclean », « depression », « claustrophobic » ; mais également physiologique : « revulsion », « nausea », « sickly loathing », « unbearable disgust » (Roszak, 2005, pp. 130, 299, 124, 163, 229).

Roszak exploite ici de façon magistrale un paradoxe inhérent à la récurrence d'une condamnation de la violence au cinéma à travers son histoire. Dans un article dédié à ce phénomène, Alexis Blanchet rappelle que Scarface (Howard Hawks, 1932) fut accusé par un journaliste de provoquer « un sentiment aigu de nausée ». « Il y a certaines choses qui ne devraient pas apparaître sur les écrans de cinéma. […] Ce film n'aurait jamais dû être tourné » (2008, p. 14). La réciprocité entre la sensation de dégoût insurmontable – capable de provoquer des troubles digestifs – et la répugnance d'ordre moral – qui conduit à condamner l'existence même du film – participe pleinement de la rhétorique des croisades contre le cinéma comme école de la violence et du vice. Pourtant, un spectateur contemporain, saturé d'images d'une violence graphique bien plus explicite, serait bien en peine de se trouver affecté par le film de Hawks au point de ressentir une quelconque manifestation somatique. Selon la logique explorée par Roszak dans son roman, si de tels films ont pu dégoûter leurs contempteurs, c'est qu'ils recèlent un contenu iconographique latent d'une brutalité bien supérieure à leur contenu littéral.

En 1957, l'utilisation d'images subliminales fut l'objet d'une vive polémique aux États-Unis, après qu'un publiciste, James Vicary, eût affirmé que l'insertion répétée du message : « Eat pop-corn, Drink Coke » pendant une projection permit d'atteindre une hausse spectaculaire des ventes. Si la validité de ces résultats n'a jamais pu être démontrée, le soupçon d'une possible manipulation des spectateurs se répandit dans l'esprit du public. Quelques années plus tard, la CIA publia un rapport intitulé « The Operational Potential of Subliminal Perception » concluant à un réel danger de telles pratiques, même s'il restait difficile d'en affirmer la portée effective, en particulier son influence sur le comportement des individus. Au cinéma, des images subliminales de visages en surimpression furent aussi utilisées pour renforcer le sentiment de terreur : on pense à Hitchcock dans Psychose (1960), superposant au visage de Norman Bates celui de sa mère empaillée lors d'un ultime fondu enchaîné, à la face démoniaque de John Cassavetes sur le visage de Mia Farrow dans Un Bébé pour Rosemary (Polanski, 1968) ou au visage du démon sur la jeune fille de L’Exorciste (William Friedkin, 1973).

Dans ces exemples, les cinéastes jouent sur la défiguration : en superposant deux images ils provoquent un rictus exprimant visuellement le mal intérieur qui ronge le personnage ; ils le font apparaître dans le champ, non par une irruption du hors-champ mais par transparence, autrement dit par quelque chose qui s'y trouve déjà. Dans le thriller Queen of Swords, Castle emploie une double image subliminale : sur le visage de la fiancée du criminel psychopathe se superpose celui de sa mère terrifiée. Ce premier fondu, tout juste perceptible pendant le visionnement du film, ne justifie cependant pas la sensation de dégoût que provoque la scène. En réalité il a pour fonction de détourner l'attention d'une seconde image subliminale emboîtée dans l’œil de la mère : un corps en décomposition se débattant contre les vers qui le dévorent. Sous-éclairées, miniaturisées, apparaissant pendant une durée infime, ces images ne devraient logiquement pas atteindre le subconscient du spectateur. Or, Castle se sert de motifs visuels récurrents pour préparer le spectateur et ainsi amplifier l'efficacité du procédé : « Castle has systematically schooled the eye in the course of the movie to receive his secret message. When it comes it penetrates like an invisible dagger » (Roszak, 2005, p. 270). Contrairement à son utilisation chez Hitchcock, Polanski ou Friedkin, l'image subliminale n'est pas un élément supplémentaire dans l'arsenal de techniques visant à terroriser le spectateur. Elle est l'objectif même du film, le point culminant auquel la mise en scène et le montage sont subordonnés. L'empreinte de ce « message secret » sur l'inconscient est assimilée à une agression physiologique du spectateur.

Castle va encore plus loin, ne limitant pas l'emploi de cette technique aux visages des personnages. La clé de l’investigation menée par le narrateur est le « Sallyrand », un filtre anamorphique inventé par les Orphelins permettant d’observer ce qu'un film cache. L'usage du filtre ou d’un microscope sur une visionneuse peuvent venir confirmer l’impression d’une présence indiscernable dans les ténèbres du film ou dans ses faux-raccords, dans la brume qui inonde ses décors ou dans ce qui se donne à première vue comme des altérations de la pellicule. Les photogrammes extraits du flux filmique, examinés à la loupe ou à partir d'agrandissements, dévoilent la source des effets ressentis par les spectateurs. Avec la technique du negative etching Castle parvient à introduire son imagerie macabre dans les zones d'ombre du film, comme c'est le cas dans Count Lazarus : « There are twisting bodies, orgiastic couplings, acts of sadistic violence. Here was all the gore and sexuality that didn't appear at the surface of the film, more of it than the Hays Office would have ever licensed in its day » (Roszak, 2005, p. 273). Dans The Ripper Strikes, il emploie une variante en exploitant les jeux de lumière associés à une série de motifs tels que le brouillard, la fumée, les miroirs ou les reflets de l'eau :

There, instead of deep shadows, he uses fog to hide his secret imagery, permeating the faintly glowing haze of the London streets with a ghost dance of imperceptible atrocities. The crimes the historical Ripper is said to have committed—brutal rape, mutilation, disembowelings—have never been more than hinted at in the movies. Castle showed them, but below the level of conscious perception. (Roszak, 2005, p. 273)

Ces motifs, indices de la présence d'images cachées, fonctionnent à la fois comme véhicules (ils sont conducteurs des messages subliminaux) et comme écrans (ils les dissimulent à la perception consciente du spectateur). A l'instar d'Hitchcock, Castle est passé maître dans la « direction de spectateurs », mais à l'inverse du premier, les moyens qu'il emploie sont dissimulés. Ils atteignent le spectateur sans que ce dernier ne s'en aperçoive. Alors que chez Hitchcock, le spectateur prend conscience d'avoir été manipulé à l'issu du film (le principe du MacGuffin2) avec Castle il ne ressent que les symptômes d'un trouble indéfinissable. Les questions éthiques soulevées par le romancier sont en quelque sorte une extension de celles soulevées par la propagande, lorsque celle-ci emploie la technique pour déjouer l'attention du public et induire à son insu une modification de son comportement. Dans le grand projet des Orphelins, le cinéma est un outil de propagande visant à obtenir l'adhésion du spectateur par des moyens qu'il est possible de juger condamnables dans la mesure où il lui est refusé la possibilité d'appliquer son jugement critique. Néanmoins, une des interrogations centrales du roman consiste à évaluer à quel point le projet esthétique de Castle est en accord avec la doctrine de la secte. Autrement dit, Castle est-il véritablement convaincu du rôle que son cinéma doit jouer dans le complot funèbre ou bien profite-t-il de cette rhétorique apocalyptique afin d’augmenter l’impact de ses films et de construire autour de sa personne une aura sulfureuse ? Lors de la rencontre entre Gates et le cinéaste à la fin du roman, le lecteur découvre un personnage faisant preuve d'humilité et d'autodérision qui ne croit pas avoir eu la moindre influence sur le cours de l'Histoire. Irrévérencieux envers la doctrine, cherchant sans cesse à contourner le contrôle de la secte sur son œuvre et revendiquant pleinement son statut d'auteur, Castle aurait détourné les procédés subliminaux enseignés par la secte pour en faire la signature autour de laquelle construire une œuvre personnelle. Et c'est précisément pour ces raisons que l'artiste maudit aurait été condamné à l'exil et censuré par les commanditaires de la propagande.

Le second point éminemment discutable du cinéma de Max Castle est son usage de la dimension documentaire des images cinématographiques. Dans le cinéma de fiction, le recours à des images d'archive montrant des scènes de violence n'est en général pas dissimulé. Dans The Stranger d'Orson Welles ou Verboten! de Samuel Fuller (qui a d'ailleurs personnellement filmé l’ouverture du camp de Falkenau par les soldats américains) l'insertion des images de la Shoah est motivée par le récit (traque d'anciens responsables nazis ou dés-embrigadement de jeunes fascistes) et distanciée par la mise en scène (scène de projection enchâssée avec commentaires d'un personnage). Dans le cas de Castle, c'est bien différent. Il n'est pas nécessaire de ménager une transition entre les deux régimes d'images puisque les images d'archive ne sont pas perçues consciemment. Dans les scènes subliminales insérées au montage de Zombie Doctor, Gates découvre des images d’actualité, des films de propagande nazie, des scènes de combats tournées dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Gates fournit une interprétation référentielle du sujet du film : le contrôle des zombies par un sorcier renvoie à l'asservissement d'un peuple par un régime totalitaire3. Dans la filmographie apocryphe imaginée par Roszak, ce film de série-B constituerait alors la première trace avérée d'une prise de position contre le régime nazi venant d'accéder au pouvoir. S'il s'agit d'un subterfuge efficace pour contourner la censure, il n'est en revanche pas certain que les méthodes employées soient davantage légitimes que celles qu'elles dénoncent. Le cinéaste, en dissimulant ses images et en transgressant la frontière entre le documentaire et la fiction, n'est-il pas lui aussi quelque peu sorcier, un illusionniste ou un hypnotiseur jouant à manipuler son public ? En tant que définition négative de la subjectivité, le zombie est la figure du spectateur que cherchent à créer les Orphelins : une créature décérébrée, privée de tout libre arbitre.

Dans un court métrage inédit intitulé Prince of Exile, Castle exhume à nouveau des images documentaires (Première Guerre, guerre civile espagnole, occupation japonaise en Chine, émeutes et répression policière, scènes de lynchage), pour s'en servir comme signes annonciateurs de l'imminence de l'apocalypse. Le procédé témoigne de l’ingéniosité du cinéaste quant au problème de la représentation de la terreur avec des moyens réduits. Les effets comiques produits par la vitesse accélérée du montage et le passage à l'envers des bandes tendent à accentuer le malaise du spectateur et à susciter une image absurde de la condition humaine.

Les deux cas évoqués ici concernent une violence que l'on peut qualifier en termes filmologiques d'afilmique, c'est-à-dire existant indépendamment du tournage et donc ne relevant pas de la responsabilité du cinéaste. Mais que penser alors de la violence profilmique, c'est-à-dire d'une violence infligée à un acteur dans le seul but d'être filmée ? Quel degré de souffrance physique ou psychique les acteurs sont-ils censés endurer lors d'un tournage ? Pour le simple spectateur, la frontière entre les émotions simulées et ressenties par le comédien n'est pas aisément perceptible. Les effets spéciaux, les trucages opérés par le montage, laissent généralement croire au spectateur qu'il est en présence d'un faire-semblant et que le corps du comédien n'est pas réellement affecté. Mais la souffrance éprouvée par l'acteur ne dépend pas nécessairement du récit filmique. Prenons l'exemple de Way Down East (Griffith, 1920) cité par Linda Williams, spécialiste des porn studies : l'actrice, Lilian Gish, a déclaré souffrir des conséquences d'un tournage au cours duquel elle resta les mains trempées dans l'eau glacée d'une rivière pendant de longues heures (Williams, 1999, p. 202). L'exemple peut apparaître dérisoire par rapport au sujet traité dans le chapitre d'où il provient, c'est-à-dire la pornographie hardcore sado-masochiste, mais il renvoie à une question trans-générique qui parcourt l'histoire du cinéma. Quel plaisir le spectateur prend-il à regarder une scène en ayant conscience de la souffrance réellement éprouvée par l'acteur pendant la prise de vue ?

Dans ce même ouvrage, Williams fait référence à un film qui mérite davantage de développement que le cas de Lilian Gish. En 1973, Raymond Gauer, président de la ligue de vertu CDL (Citizens's for Decency through the Law), suggère l'existence de films pornographiques culminant dans la mise à mort de l’interprète féminine. Les clichés autour d'Hollywood, Sodome de la côte ouest, permettent d'accréditer la thèse. La presse sensationnaliste, exploitant l'ère du temps (liens entre le crime organisé et l'industrie pornographique, massacre rituel d'une vedette de cinéma par les compagnons de Charles Manson), s'empare de la rumeur et l'amplifie. Le potentiel marketing n'aura pas échappé au producteur de films d'exploitation, Alan Shackleton, qui achète les bandes de Slaughter, tourné en Argentine en 1970 par Michael et Roberta Findlay, et le distribue sous le titre Snuff (1976), après lui avoir adjoint un épilogue remettant radicalement en question le statut fictionnel du film. à l'issue d'une scène de carnage, on entend le réalisateur crier « Cut ! ». Ce geste pourrait mettre à distance le réalisme de la fiction, révélant ainsi les trucages et les rendant moins terrifiants. Or, le réalisateur s'en prend subitement à son assistante et l’éviscère pendant que l'équipe filme la scène. Le film se clôt sans générique. L'horreur apparaît alors comme plus réelle que la fiction qui la précède. Si les artifices furent assez rapidement révélés au grand jour4, la possibilité que de tels films existent demeure pourtant vraisemblable. Cet exemple est particulièrement extrême puisqu'il promet de montrer la vérité « hard-core » des spasmes de la mort. La volonté de duper le spectateur est certes contraire aux codes usuels de la fiction, mais la violence infligée à l'acteur demeure entièrement de l'ordre de la simulation. Tout autre est le cas de Tippi Hedren dans son interprétation de Mélanie Daniels, l'héroïne des Oiseaux de Hitchcock, qui fait écrire au critique Jean-Luc Lacuve que « les oiseaux ne sont le symbole de rien mais les outils qui rendent visible le déchaînement de violence qu'Hitchcock déploie contre Mélanie et, de façon plus moderne et plus psychotique encore, contre Tippi Hedren » (Lacuve, 2009). Les témoignages confirment le traumatisme subi par l'actrice lors du tournage de l'attaque des oiseaux dans le grenier, blessée à proximité de l’œil par un des centaines d'oiseaux, vivants ou en papier mâché, qui lui furent jetés au visage par les techniciens pendant sept jours5. Les accidents de tournage sont relativement fréquents. Mais quel est le degré de maîtrise des risques ? à quel point le metteur en scène cherche-t-il à apporter à son film un degré supérieur d'émotion ? à exploiter la douleur infligée pendant la fabrication du film ?

Autrement dit, est-il acceptable de faire subir les pires supplices à un acteur ou une actrice sous prétexte que l'on effectue un geste esthétique ? La cruauté doit-elle s’arrêter à un certain point ? Sans doute, mais lequel ? Dans ses confessions au narrateur, Olga Tell, égérie et ex-compagne de Max Castle, dépeint un personnage sombre et ambigu, expliquant qu'il avait régulièrement recours à la drogue (the reefers, the happy pills) pour obtenir des acteurs la dévotion requise en levant leur inhibition. Il organisait de petites fêtes privées au cours desquelles se tournaient des scènes à caractère morbide ou érotique. Elle avoue n'avoir que de vagues souvenirs des tournages. Elle se rappelle une scène où les acteurs devaient manger jusqu'à s'en rendre malade et vomir, une autre destinée à son film inachevé, Heart of Darkness, une adaptation du roman de Joseph Conrad, dans laquelle il n’était plus question de jouer ni de faire semblant, puisque le rapport sexuel devait être avéré et non simulé. Son partenaire, un danseur noir dénommé Dandy Wilson, était accoutré de façon à incarner une divinité païenne mi-homme, mi-faucon. Lorsque Max lui demanda de décapiter son partenaire au terme de leur accouplement, Olga, qui ne prenait pas très au sérieux la spiritualité de Castle, fut pourtant convaincue qu'elle s'apprêtait à tuer Dieu.

Quelques temps plus tard, Gates parvient à visionner les bandes de ce film à l'aide du filtre anamorphique. Il peut donc évaluer la portée de la scène subliminale, en identifier les procédés et en accréditer le témoignage : la danse érotique avec l’épée, l’acte sexuel avec Dandy Wilson. Alors que la scène atteint son paroxysme, faisant alterner images positives et négatives de plus en plus vite, arrive la décapitation. Sur le visage d'Olga, Gates vérifie l'effet des narcotiques, il lit le supplice d'une actrice en proie au psycho-drame que le cinéaste lui faire vivre : « That was painful to watch » (Roszak, 2005, p. 589). La scène est particulièrement troublante dans la mesure où elle oscille entre le spectacle de la douleur et du plaisir, le spectacle de la nudité et du corps mis à mort, jouant sur de nombreuses transgressions : transgression générique, en faisant culminer l'acte sexuel dans la mort et non dans l'orgasme comme dans la pornographie ; transgression raciale, en choisissant des partenaires de couleur de peau différente et en soulignant cette opposition par l'alternance du positif et du négatif : « black man, white woman ; black woman, white man » (Roszak, 2005, p. 589). La transgression est aussi à l’œuvre du point de vue des codes habituels de la fiction. En introduisant le problème lié aux altérations cognitives et perceptives provoquées par la drogue, suscitant le trouble entre trucage ou acte réel, mise en scène fictionnelle et acte symbolique religieux, le cinéma de Castle interroge la frontière entre la feintise ludique, qui préside à la substitution d'identité entre le comédien et le personnage, et l'expérience vécue, qui ressort davantage de la possession6.

Dans le cas d'Olga, ce qui intéresse Castle n'est pas de capter les spasmes involontaires du corps mutilé de la victime, mais la réaction émotionnelle du bourreau. N'est-il pas néanmoins pervers d'impliquer un comédien dans ce type de psycho-drame ? La création artistique dédouane-t-elle son auteur de ses actes pervers ? Quelle que soit la forme que prend la direction d'acteur en matière de violence physiologique, une grande part repose sur le consentement mutuel et la liberté de poursuivre ou d'interrompre la collaboration. Pour conclure sur ce point, on pourrait ébaucher un dernier exemple, celui de Malcolm McDowell dans le rôle d'Alex Delarge dans le film Orange Mécanique de Stanley Kubrick. Alors que la cohabitation entre l'acteur et le boa (qu'il a affublé du nom de Basil) s'est passée de façon plutôt harmonieuse, il n'en a pas été de même pour le tournage de la scène du traitement Ludovico. Attaché par une camisole, Alex doit subir une séance de projection d'images insoutenables censée le programmer par réflexe conditionné à rejeter toute forme de violence. Ce n'est pas le parallèle entre les images elles-mêmes et leur usage qui nous intéresse ici (des défilés nazis et des bombardements comme dans les films précédemment cités de Castle), ni même la situation spécifique du spectateur, (contraint à regarder sans pouvoir détourner le regard ou fermer les yeux). C'est l'expérience de l'acteur, s'exposant à plusieurs heures de tournage les paupières retenues par des pinces, un docteur en ophtalmologie lui versant des gouttes pour éviter (au personnage et à l'acteur) des dommages irréversibles comme la perte de la vue. Contrairement à Tippi Hedren, McDowell n'a jamais déclaré avoir subi un quelconque traumatisme en se soumettant de la sorte à une expérience extrême dirigée par le réalisateur. Et enfin s'il faut chercher un acte de violence réelle lié à ce film, on le trouve dans les menaces de mort reçues par Stanley Kubrick, contre sa personne et sa famille, adressées par les contempteurs du film, et qui le conduisirent à interdire la diffusion de son film en Grande-Bretagne jusqu'à sa mort.

Par le recours à la fiction, Theodore Roszak évite l'écueil du didactisme dont aurait pu souffrir un ouvrage théorique. Il soulève néanmoins d'épineuses questions tout en laissant le soin au lecteur d'en tirer ses propres conclusions, d'interroger ses propres émotions face à la violence filmique. Pour ma part, je dirais que les trois aspects polémiques du cinéma de Max Castle soulevés ici renvoient d'abord à la relation du cinéaste à son spectateur. Vouloir s'adresser au subconscient des spectateurs sans leur accorder le droit d'avoir recours à leur facultés intellectuelles, de juger de la pénibilité des images, c'est transgresser la règle selon laquelle le spectateur doit rester libre de s'exposer ou de refuser de s'exposer à des images, règle que vient compromettre la technique des images subliminales. L'usage d'images documentaires dans une fiction est bien entendu admissible, à condition qu'il soit donné au spectateur de reconnaître ou au moins de s'interroger sur le statut des images et de distinguer leurs différents régimes. Le critère du consentement vaut tout autant pour le spectateur que pour le comédien. Il me semble parfaitement évident que l'acteur doit se savoir acteur, c'est-à-dire qu'il doit être conscient d'être filmé, de jouer la comédie, et rester maître à tout moment de mettre fin au contrat qui le lie au tournage. Si l'on devait imaginer qu'un jour le cinéma s'affranchisse de ces règles, que des spectateurs soient forcés de regarder des films sous la contrainte, quelque peu à la façon du traitement de choc subi par Alex dans Orange Mécanique, ou bien que des personnes soient contraintes de jouer dans un film, de subir ou d'infliger des sévices réels, alors la caméra ne serait plus l'instrument du septième art mais un instrument de torture.



Bibliographie
Blanchet, Alexis. 2008. « Violence, cinéma et jeux vidéo : de la récurrence d'un même discours », Quaderni [en ligne], vol. 67, Automne, p. 11-18, mis en ligne le 5 janvier 2012, consulté le 24 août 2013,  http://quaderni.revues.org/188

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Kracauer, Siegfried. 1947. From Caligari to Hitler: A Psychological History of the German Film. Princeton : Princeton University Press.

Lacuve, Jean-Luc. 2009. « Les Oiseaux », mis en ligne le 4 janvier 2009, consulté le 18 septembre 2013, http://www.cineclubdecaen.com/realisat/hitchcock/oiseaux.htm

Pirandello, Luigi. 1925. On Tourne!. Paris : Éditions du Sagittaire.

Roszak, Theodore. 2005. Flicker. London : No Exit Press.

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Williams, Linda. 1999. Hard Core: Power, Pleasure and the « Frenzy of the Visible ». Berkeley, Los Angeles : University of California Press. 

Notes
Pour citer cet article:
Tamanini, Laurent. 2014. « De l'art de masquer la violence filmique : images subliminales, contrat fictionnel et cruauté du tournage dans La Conspiration des Ténèbres de Théodore Roszak », Postures, Dossier « Violence et culture populaire », n°19, En ligne <http://revuepostures.com/fr/tamanini-19> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, « Violence et culture populaire », n°19, p. 137-151.



Liste1
Voilà, à force de trier pour le démén, ça m'a pris sec par le col : "Qu'est-ce que je sauve, ds mes K7???" Réponse...
1) La griffe du passé, J. Tourneur... A chaque fois que Michèle et moi retombons sur ce film, ben, on le regarde, c'est simple... Mitchum, évident, si fort-si kèkè; Jane Greer, plus "belle" que Gene Tierney... Et noir de chez noir...
2) The deer hunter ( désolé, le titre français est trop con): le film le mieux construit ( avt, pdt, après...) de l'histoire-des-films-que-je-connais... plus des scènes "déchirantes" ( tu pleures, si tu oses): la chanson ds le bar, les godasses, la dernière roulette russe, les chaussettes... Je ne comprends tjrs pas pourquoi Cimino n'a presque fait que ça...
3) "Géant", de G. Stevens... Pas slt pcq Liz est morte ( fourre-toi ça ds le crâne, si tu peux), ni pour "Little bastard", magnifique, mais pour "le-climat-malsain", mais alors vraiment... Cmt les studios ont-ils laissé passer ça???
4) "Chinatown", de l'immense mais tordu Polanski... Son film le plus anti-capitaliste : corruption ( L.A., pas moins!!!), inceste (essaye de piger!), Huston immense, Nicholson fragile ( et pas slt du pif...). Une leçon de cinéma...
5) "La promesse", des Dardenne brothers... "Allez, tu leur fais de la lèche!". Non, réfléchis 2 sec : plus "frais" que "Les 400 coups" (trop léché : t'as déjà vu un gosse voler des photos de ciné? Plus dur que Ken Loach ( y a pas d'humour chez les Dard!). NB : "Kess", de Loach, est le film à se flinguer tte catég!!
J'arrête, j'ai le bout des doigts qui chauffe...




Cinéma » qualifie un objet complexe - éparpillé, comme on le sait, entre commerce, spectacle, industrie, art, dispositif(s), ensemble d'images en mouvement. Nombreuses sont les disciplines qui s'en saisissent et définissent la méthodologie de recherches engagées à son endroit. Il sera ici question de mettre l'accent sur les différentes modalités selon lesquelles la recherche consacrée à ce médium emprunte les voies de l'esthétique.
Une conviction se trouve à l'origine de ce colloque, dans le prolongement du constat formulé par Jeff Wall : « J'ai toujours pensé que la photographie avait obtenu son statut artistique grâce au cinéma, et qu'avant que le cinéma ne devienne, à l'évidence, une forme d'art majeure, personne n'était en mesure de comprendre les problèmes posés par la photographie face aux traditions picturales. » Le cinéma a bouleversé, redéfini la relation entre les médiums, et cela suffit à dire à quel point il constitue un problème essentiel pour l'esthétique. Reste à savoir à quoi nous pensons lorsque nous prononçons le terme d'esthétique.

L'esthétique et ses objets
Que signifie, en effet, le terme d'esthétique ? Doit-on en limiter l'acception aux seules philosophies de l'art, ou bien le terme englobe-t-il désormais toute approche soucieuse de comprendre la plasticité, le jeu des formes ? Cas échéant, toutes les formes, tous les objets visuels (ou audiovisuels) sont-ils susceptibles d'être ressaisis au moyen d'un seul et unique appareil conceptuel, ou bien l'esthétique est-elle contrainte de se re-spécifier en fonction des exigences inhérentes à tel ou tel objet ? C'est que, pour le dire brutalement, une chose est de parler d'esthétique, une autre, d'esthétique des images, une autre encore, d'esthétique du cinéma.
On pourrait, au demeurant, se demander dans quelle mesure l'esthétique peut encore s'étalonner sur un médium, ou sur un dispositif corrélé à ce médium. Plus largement, quels sont (ou peuvent être) les objets de l'esthétique ? Sans doute, au temps présent, l'idée d'esthétique du cinéma ne peut avoir ni le même sens, ni la même pertinence que dans les années 1920, dès lors qu'elle ne coïncide plus qu'en partie avec l'état contemporain des images en mouvement - l'image filmique étant désormais, ainsi qu'on le sait, à la fois au-dedans et au-dehors du cinéma (ici identifié au dispositif selon lequel il s'est majoritairement établi).

Questions de disciplines
Se demander « ce que permet l'esthétique » implique aussi de revenir sur certaines découpes structurantes qui informent nos tentatives d'élaboration de savoirs vis-à-vis du cinéma. Au premier chef, celle-ci : Histoire, esthétique. Quoique communément énoncée, cette articulation ne va pas de soi et mérite, à ce titre, d'être réexaminée : « Comment faire l'histoire de ces images ? comment faire l'histoire des dispositifs dans lesquels elles ont été produites ? et l'histoire des conceptions de l'image dont elles relèvent » Si, ainsi que le suggère Jacques Aumont, ce qui concerne le cinéma en tant qu'image (ou ensemble d'images hétérogènes) et les singularités formelles des films ne se laissent guère agencer sans difficulté selon la raison historienne, comment articuler, malgré tout, histoire et esthétique ? Selon quelles modalités ou sous quelle(s) forme(s) ? Les modèles en vigueur dans le champ de l'histoire de l'art, par exemple, l'usage régulier de périodisations conçues en termes de styles, peuvent-ils être de quelque secours, s'agissant du cinéma ?
L'interaction disciplinaire, par laquelle l'esthétique trouve à se redéfinir, ne s'arrête évidemment pas là. Quoique rapportable, en premier lieu, à l'histoire et à la philosophie de l'art, la théorie esthétique se nourrit aussi bien, et c'est particulièrement visible aujourd'hui, des acquis de l'anthropologie ou de la biologie. Voilà une dizaine d'années, un colloque au Fresnoy intitulé Plasticité, signes des temps avait ainsi regroupé, autour d'une même table, un biologiste, un philosophe et un historien d'art. Aujourd'hui, l'exposition sur La Fabrique des images, présentée au Musée du Quai Branly, repense le territoire du figurable à partir de quatre modèles, dressés sur des catégories d'ordre anthropologique.
Rappelons que les théories esthétiques ont aussi, tout au long de leur histoire, joué d'autres articulations disciplinaires, en empruntant des outils théoriques aux mathématiques (la géométrie, les algorithmes, la théorie des catastrophes) et à la physique (les lois de la relativité, de la physique quantique). Ces modèles ont permis de réfléchir aux paramètres fondamentaux des arts du temps et de l'espace, en particulier des images en mouvement, et de repenser le paradoxe du continu et du discontinu, comme plusieurs théories en témoignent (Bergson, Epstein, Merleau-Ponty, Deleuze). Tous ces échanges attestent la part d'inventivité de théories essentiellement heuristiques.

Analyse esthétique, Théorie esthétique
Enfin, outre ces différents ensembles de problèmes, il sera utile d'interroger l'articulation entre théorie esthétique et analyse formelle - cette dernière formule exigeant, bien entendu, d'être précisée. D'un côté, le profit escompté du geste analytique n'est pas toujours de contribuer à une élaboration théorique - dans ce cas, l'analyse est en un sens auto-suffisante, l'étude de son objet constituant son propre horizon. D'un autre côté, il existe bien des manières de concevoir la relation entre le geste analytique et la réflexion théorique, depuis l'étude d'un objet convoqué à titre d'exemple, afin de discuter ou d'enrichir une théorie déjà constituée, jusqu'à la proposition théorique « inédite », forgée au moyen d'une analyse pour ainsi dire sans précédent.

En somme, qu'elle informe le geste analytique ou l'élaboration théorique, qu'elle soit considérée comme une discipline ou un carrefour disciplinaire, héritant ou initiant d'importantes refontes méthodologiques, quels que soient, encore, les objets qu'elle se donne, comment penser l'Esthétique ?

Rappel des axes du colloque :
Croisements disciplinaires : esthétique et autres disciplines (anthropologie, histoire, etc.)
Esthétique « de quoi ? » : objets de l'esthétique (médium ? image ? etc.)
Articulation entre geste analytique et théorie esthétique




Dans tous les grands films d'Eastwood, des revenants surgissent d'un passé oublié. La fille d'Eastwood découvre les photos que son père à prise d'elle alors qu'elle le croyait loin et indifférent dans Les pleins pouvoirs ; Maggie Fitzgerald croise le regard de l'enfant au chien dans la station service qui lui rappelle ses uniques instants d'enfant heureuse dans Million dollar baby. Il en est de même des scènes qui durent un peu plus longtemps que l'exigerait la dramaturgie ainsi du feu qui clignote sous la pluie où Meryl Streep voit Eastwood s'éloigner pour toujours dans Sur la route de Madison. A chaque fois, il s'agit de pointes de présent qui réexplorent des nappes de passé.

Une part importante de l'oeuvre d'Eastwood consiste en une série d'explorations au cœur de l'histoire américaine pour en recueillir les vibrations mentales. L'après-guerre de Sécession dans Josey Wales hors-la-loi et Impitoyable ; la grande dépression des années 30 dans Honkytonk man ; la guerre dans Mémoires de nos pères, l'immédiat après guerre et le be-bop dans Bird ; les années 50 dans l'évocation du tournage de African queen dans Chasseur blanc, coeur noir ; les années 60 en deux volets, l'un désenchanté sur les résonances de l'assassinat de Kennedy dans Un monde parfait, l'autre à la radiographie des valeurs beatnik et libertaires dans Sur la route de Madison, les années 70 et la conquête spatiale dans Space cowboys.

En ce sens Eastwood est proche du Ford de L'homme qui tua Liberty Valence, c'est à dire un archéologue, poète et reporter, qui scrute les fondations mythiques, légendaires, mensongères de l'histoire et qui sait que dans les plis du temps gît un secret, qui fonde la croyance dans le présent tout en le corrodant. C'est le sujet explicite de Impitoyable, où le journaliste écrivain est le scribe honteux d'une réécriture de l'histoire en légende crapuleuse sous l'influence du shérif, Gene Hackman. C'est également celui de Un monde parfait qui explore la tragique ascendance des fils de l'Amérique condamnés à répéter les crimes de leurs pères et à en être les premières victimes. C'est enfin celui de Mystic river. Au-delà de son nom symbolique, elle est avant tout l'une des rivières de Boston, la ville originelle des américains, celles où les colons ont construit leur première grande ville. Le film, qui se termine le jour de la parade de Columbus Day, de la commémoration de la découverte de l'Amérique, pourrait ainsi mettre en parallèle la malédiction des origines, malédiction individuelle dont sont frappés les trois garçons après la scène originelle de l'enlèvement de Dave, avec la malédiction de la communauté américaine qui trouve dans le déni de justice une façon de progresser vers le pouvoir.

Toutefois, bien que n'hésitant pas à proner la violence - "Seule la violence aide, là où la violence règne" disait Nietzsche- Clint Eastwood s'est souvent montré un cinéaste lumineux : ange de la vengeance ( Pale rider, Impitoyable…) ou passeur des valeurs humanistes (Un monde parfait, Sur la route de Madison, Les pleins pouvoirs, Space cow-boy et Créance de sang). Ses derniers films sont travaillés par des pulsions plus sombres, décrivant un monde sans espoir (déja décrit dans Bird) définitivement corrompu (Mystic river) et sans espoir de salut (Million dollar baby). Le noir qui envahit ces trois films en est une marque incontestable. L'image des hommes se baignant dans l'océan qui clôt Mémoires de nos pères est toutefois plus optimiste : malgré la terre et la mémoire brûlées, les fils de la mémoire permettent peut-être de recoudre l'histoire déchirée de l'Amérique.

La part de l'oeil. Les performances de l'oeil. Du visible au visuel. Du visuel à l'imaginaire.
La part du spectateur. L'image et son spectateur. L'illusion représentative. Le spectateur comme sujet désirant.
La part du dispositif. La dimension spatiale du dispositif. La dimension temporelle du dispositif. Dispositif, technique et idéologie.
La part de l'image. L'analogie. L'espace représenté. Le temps représenté. La signification dans l'image.
La part de l'art. L'image abstraite. L'image expressive. L'image auratique. L'image : une civilisation ?

D'Abstrait à Zombi, ce dictionnaire réunit près de 600 entrées relevant des approches théoriques et critiques du cinéma : notions clés en esthétique, filmologie, sémiotique...
ainsi que notices sur les critiques et les théoriciens, parfois aussi cinéastes (Eisenstein, Hitchcock, Pasolini, Godard...), qui ont contribué à enrichir la réflexion sur le 7e art. Chaque entrée est replacée dans son contexte, illustrée d'exemples, mise en relation avec d'autres et suivie d'indications bibliographiques. Cette 3e édition s'enrichit d'une centaine d'articles, faisant le point sur l'état des lieux (économique, technique, critique...) et éclairant l'oeuvre de toute une génération de théoriciens.
Un outil indispensable pour l'étudiant en cinéma et audiovisuel, le professionnel ou le cinéphile soucieux de mieux connaître son domaine de prédilection.

Interpréter un film est la manière la plus naturelle et la plus personnelle d'y réagir. Mais l'interprétation est souvent critiquée pour sa subjectivité, qui la rend invérifiable. Le propos de ce livre est de montrer que cette activité inventive peut aussi être pratiquée avec profit, autant que l'analyse ou la critique. Il a existé plusieurs tentatives pour donner forme théorique rigoureuse aux procédures d'interprétation, toujours à propos d'oeuvres écrites.
Ce livre expose les principales de ces traditions, de l'exégèse et de l'herméneutique jusqu'à la déconstruction, et montre comment elles ont été, souvent sans le savoir, utilisées pour l'interprétation des films. On verra également qu'elles répondent à de nombreux problèmes de théorie du film, auxquels elles permettent d'apporter des réponses fécondes. Il s'agit en fin de compte de réhabiliter une attitude mal considérée et cependant essentielle, en montrant qu'elle n'est pas condamnée à l'erreur ni à l'arbitraire, mais qu'elle est la source même de toute compréhension.

L'image en tant que telle est devenue un sujet d'enseignement au même titre que l'écrit, tout en restant un domaine fascinant et partiellement énigmatique. Ce livre aborde, autour de cinq questions, les grandes problématiques de l'image. Qu'est-ce que voit une image ? Comment se caractérise-t-elle en tant que phénomène perceptif ? Qui regarde l'image ? Quel spectateur suppose-t-elle ? Quel est le dispositif qui règle le rapport du spectateur à l'image ? Comment l'image représente-t-elle le monde réel ? Comment produit-elle des significations ? Quels sont les critères qui nous amènent à considérer certaines de ces images comme artistiques ? Grâce à une analyse claire et précise, ce livre donne, en un seul volume, une synthèse originale des savoirs contemporains sur l'image. " L'ouvrage de Jacques Aumont réussit le tour de force de n'ignorer aucun des points de vue possibles. Ainsi non seulement le sociologue, mais le critique ou l'historien de cinéma, et même le philosophe sont munis d'un outil non spécialisé. " Gérard Legrand, Positif, n° 359.


 Drive : Nicolas Winding Refn rising

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La voiture n’est pas l’objet du dernier film de Nicolas Winding Refn, Drive. Ceux de vos amis qui sont revenus déçus de sa projection, espérant une copie de quelque Fast and Furious, ne diront pas le contraire. La voiture, par contre, est une métaphore du film. Drive est comme cette belle Mustang noire à bord de laquelle les protagonistes tentent de s’échapper : quel que soit le temps, le rapport de vitesses engagé, la pente, le régime du moteur etc…  la puissance disponible est telle qu’en toute circonstance, un appui sur l’accélérateur la fera rugir et bondir.

Refn ne déchaîne pas les cylindres en V, ne fait pas rugir les grandes orgues mais il nous montre qu’il peut le faire. Mieux, il nous montre quand il va le faire ; et il nous montre qu’il peut cesser ou reprendre à tout moment. Et après, il nous envoie une enquête de satisfaction. C’est l’impression dominante, parfois écrasante, que je retiens de ce film, celle d’une puissance narrative immense et désormais maîtrisée, n’ayant plus tellement besoin de recourir à des tics ou des chocs formels comme c’était le cas auparavant, surtout dans Valhalla Rising.

Si Refn s’est américanisé un peu plus (l’histoire de Drive a parfois des accents de vengeance), il ne faut pas oublier qu’il l’a toujours été un peu et qu’il faisait, avec Pusher 1, une sorte de Sopranos à Copenhague, trois ans avant que les Sopranos sortent de la caméra de David Chase. Mais aucun de ses films n’est devenu à proprement parler hollywoodien et celui-ci, malgré quelques lieux communs, et une foule de références, ne l’est guère plus. On pourra se faire prendre aux plans de nuit sur Los Angeles et penser au Michael Mann de Miami Vice. On pourra évoquer – à juste titre – Taxi Driver que l’on retrouve dans le personnage mutique joué par Ryan Gosling aussi bien que dans cette musique qui rend hommage aux stases de Bernard Herrmann, ou cette même jungle urbaine crasseuse et sans perspective. On saluera la réussite d’un des exercices les plus hollywoodiens qui soient, la course-poursuite en voiture… mais il faut bien reconnaître que le Conducteur, ce héros du film, a plus de points communs avec la brute sans nom de Valhalla Rising qu’avec Robert de Niro.



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Le Conducteur est donc ce personnage qui participe aux braquages sans quitter son volant, ce chauffeur à gages dont la première séquence dévoile qu’il est un as du volant. Il suffira d’une voisine croisée dans le couloir (dont l’antipathique mari sort juste de prison) pour coincer le Conducteur dans une intrigue classique où tout mouvement des protagonistes ne fait que resserrer les mâchoires d’un piège qu’on découvre peu à peu.

Lorsque le genre de Drive est bien établi, lorsqu’il est patent qu’on regarde là un film noir et pas un film d’action, Refn se lâche un peu et c’est délicieux, pour le spectateur, de se sentir sous le contrôle d’un réalisateur qui maîtrise absolument son film. Le prêteur sur gages a été braqué, le Conducteur et une des cambrioleuses se retrouvent dans une chambre de motel. Une télé allumée et un téléphone qui sonne dans le vide suffisent pour comprendre qu’il s’agit d’un coup monté et l’on comprend, cinq secondes avant que l’enfer se déchaîne, ce qui va se passer. Maîtrise totale : le réalisateur vous annonce ce que vous allez ressentir, puis vous le fait sentir.

Les deux courses-poursuites sont des préparations où Refn accorde ses spectateurs comme on accorderait un violon : on y va, on s’arrête, on repart… quand il veut, non pas quand je le souhaite. Mais c’est bien évidemment l’inoubliable (hélas !) scène de l’ascenseur qui recueille les suffrages. Oubliez tout ce que vous savez sur l’utilisation que Gaspar Noé fait des extincteurs. Oubliez la scène du chenil dans Election 2. Oubliez même la manière qu’a Milo de se débarrasser des cadavres dans Pusher 3. Dans cet ascenseur, le Conducteur aime et protège sa nouvelle amie d’une manière tellement brutale et glaçante que les gens assis à côté de vous dans le cinéma en crieront d’effroi. Ou alors – comme cela m’est arrivé – éclateront de rire.

En y repensant, ce n’était pas inconvenant, de rire. Un tueur à gages se fait démolir le portrait d’une manière expéditive entre le cinquième et le sous-sol. Ce n’est pas beau. Mais Refn installe la cabine d’ascenseur dans une ambiance onirique à la David Lynch : un baiser au ralenti avec un simple changement d’éclairage. Et lorsque le ralenti s’achève, que la porte de l’ascenseur s’ouvre sur le parking, que la Copine sort de l’ascenseur et voit pour la première fois ce que le spectateur voit depuis une minute déjà, son expression est tellement juste, tellement choquée, que le spectateur sort à son tour de cette séquence tellement insoutenable qu’il ne peut pas y rester au premier degré et reconnaît dans le visage de l’actrice celui qu’il est précisément en train de faire. Et paf, la porte de l’ascenseur se ferme promptement ; l’on ne peut plus voir son propre visage… et pour moi c’était le fou rire : tu m’as bien eu, Nicolas Winding Refn, j’ai marché à fond dans ta séquence tellement tu es bon.

Peut-être d’ailleurs cette impression que les coutures du film sont encore visibles est-il son principal défaut ? La qualité de Drive est telle qu’on espèrerait qu’à certains moments elle soit moins visible. En somme, tout excellent film noir qu’il soit, toute maîtrisée que soit sa réalisation, jusqu’aux acteurs secondaires (Ron Perlman en pourriture complexée !), Drive a parfois des allures de Nicolas Rising. Il est évident que, d’un film sur l’autre, Refn gagne en qualité sans se dénaturer dans un hollywoodisme hors de propos. Mais pour le suivant, ce que l’on espère, c’est que la qualité sera invisible.

4/5 – mais un très gros 4/5









Je me souviens de : « Nada » (Jean-Patrick Manchette)
POSTÉ PAR CHARYBDE2 ⋅ 6 MAI 2017 ⋅ 3 COMMENTAIRES
CLASSÉ DANS  BEHAVIOURISME, DASHIELL HAMMETT, GAUCHISME, LITTÉRATURE POLICIÈRE, NÉO-POLAR, ROMAN NOIR, TERRORISME, TRAVAIL DE L'ÉCRITURE, VIOLENCE D'ETAT
Il y a 45 ans, le percutant renvoi dos à dos des deux mâchoires du piège terroriste.
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Ma chère Maman,
Cette semaine je n’attends pas qu’on soye samedi pour t’écrire car j’en ai à te raconter des choses, ho là là !!! En effet les Anarchistes qui ont kidnappé l’ambassadeur des Etats-Unis, c’est nous qui les avons eus, c’est-à-dire notre escadron. Moi là tout de suite, je me hâte de te dire que personnellement je n’en ai pas tué le moindre.

C’est par ce début de lettre fort peu conventionnel que s’ouvre en 1972 « Nada », le quatrième roman de Jean-Patrick Manchette, celui qui restera sans doute son texte le plus directement politique, et celui qui deviendra l’un des emblèmes les plus éclatants, à chaud comme rétrospectivement, de ce que l’on appela alors le néo-polar.

C’est aussi par ce roman que j’ai découvert – fort tardivement – l’auteur, en 1996, alors que j’explorais la catalogue historique de la Série Noire de Gallimard, en conséquence plus ou moins directe du double choc causé par « La sirène rouge » (1993) et « Les racines du mal » (1995) de Maurice G. Dantec.

Pour des raisons qui demeurent aujourd’hui encore bien mystérieuses, j’étais à l’origine passé totalement à côté de cet auteur phare, ayant découvert le dit « néo-polar » par l’entremise de Frédéric Fajardie (que Jean-Pierre Manchette aura cordialement détesté de son vivant – ce qui est bien triste, mais l’explication possible de cet état de fait dépasserait toutefois largement le cadre de cette petite note mémorielle), avant tout, mais aussi de Didier Daeninckx et de Thierry Jonquet, principalement.

Buenaventura avait refait un petit somme après son coup de téléphone à Treuffais. Il en fut tiré à trois heures de l’après-midi par la sonnerie du réveille-matin. Il s’assit dans son lit en sous-vêtements, la bouche pâteuse. Il avait fumé, bu et joué au poker jusqu’à cinq heures du matin. Il se nettoya les yeux avec ses poings. Il se mit nu, passa dans le cabinet de toilette, se lava les pieds, les aisselles et l’entrecuisse, se brossa les dents et se rasa. Il enfila ensuite un pantalon de velours et un pull à col roulé reprisé aux coudes. Revenu dans la chambre, il mit un peu d’ordre, retapa le lit, transporta les verres sales dans le lavabo et posa les litres vides contre le mur, près de la porte. Il restait un fond de Margnat dans un conteneur plastique. Buenaventura se l’envoya, eut un horrible frisson et faillit tout rendre. Il ouvrit ses volets et contempla la rue de Buci. Des étudiants chevelus papotaient aux terrasses couvertes des bistrots. Buenaventura referma la fenêtre, ramassa les cartes à jouer souillées de vin éparpillées sur la petite table pliante et les jeta dans la corbeille à papier. Penser à acheter une douzaine de jeux cachetés. Il s’assit sur son lit et fit ses comptes dans son carnet. Dans la nuit, il avait gagné cinq cent soixante-treize francs. Bien. La période de déveine semblait prendre fin. Buenaventura avait besoin d’un pardessus ou au moins d’un caban. Il commençait à faire froid.
Il rangea l’argent sur lui, le répartissant entre les différentes poches de son pantalon et de son manteau de cuir moisi et percé en de nombreux endroits. Il mit des chaussettes sales et des bottes de caoutchouc, enfila le manteau, enroula une écharpe noire autour de son cou et se coiffa d’un feutre noir fabriqué avant la seconde guerre mondiale à Harrisburg, Pennsylvanie. Avec sa gueule mince et pâle et ses côtelettes touffues, il avait l’air d’un brigand dans une version néo-réaliste de Carmen.

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Davantage encore qu’avec les braqueurs amateurs de « Laissez bronzer les cadavres ! » (1971), les barbouzes françaises et marocaines de « L’affaire N’Gustro » (1971) et le tueur psychopathe de « Ô dingos, ô châteaux ! » (1972), c’est sans doute avec « Nada » et ses maladroits gauchistes adeptes de la lutte armée que Jean-Patrick Manchette réalise in vivo, et avec éclat, la mise en application de sa robuste vision du roman noir (qu’il théorisera par ailleurs dans ses « Chroniques »), actualisation profonde et teintée de situationnisme du roman policier béhaviouriste américain des années 30, hérité de Dashiell Hammett, redonnant ainsi au genre toute sa puissance socio-politique auparavant largement enfuie.

Buenaventura prit sur le bureau un bloc et un crayon et griffonna.
– Au fait, demanda-t-il, qu’est-ce que c’est que cette connerie de conseil juridique ?
– Un coup qui a foiré, dit Epaulard. On avait accroché un pigeon sur l’histoire classique de se récupérer le trésor de guerre du F.L.N., le pognon que Khider a étouffé. J’avais besoin d’une surface. Total, mon partenaire s’est fait repasser en Allemagne par des Turcs, l’autre semaine, et le pigeon s’est fait la malle. Je me retrouve avec le bureau payé jusqu’à la fin du mois, et une Cadillac 1956, et mes yeux pour mater.
Buenaventura ricana brièvement et se versa une autre vodka.
– En tant qu’expert, dit-il, on pourrait t’appointer.
– Avec la rançon de l’ambassadeur, j’imagine ?
– Exact.
– Vous la toucherez jamais.
– Qu’en sais-tu ? Viens ce soir.
– Non.

On sait en parcourant le passionnant et bizarre « Journal 1966-1974 » de Jean-Patrick Manchette à quel point celui-ci était un observateur féroce de l’actualité sociale et politique. Alors même qu’il travaillait sur « Nada » (sous son titre provisoire de « Le consul »), il émaillait ses notes quotidiennes de coupures de presse, ou de brèves réflexions ou remarques tirées aussi de ses parcours de lecteur boulimique et éclectique. C’est aussi avec « Nada » que l’auteur entame son cheminement radical d’exigence stylistique, cultivant de plus en plus souvent et de plus en plus intensément son approche de la phrase et du mot. « Nada » en est un témoignage impressionnant, et nous offre un roman à la puissance ramassée, intacte, quarante-cinq ans après sa publication.

Dimanche 16 avril 1972
Je travaille rapidement au CONSUL, j’ai passé la page 80, je suis satisfait de la façon dont l’histoire se développe, mais mécontent du style terriblement relâché, très mou. Je me suis longuement laissé aller à des phrases très copieuses, en accumulant les actions successives séparées par des virgules et parsemées d’incidentes copieuses elles aussi. Tout cela devra être maçonné à la réécriture, transformé en pavage (en série de pavés), au lieu de ce ciment, ce magma indistinct. (« Journal 1966-1974 », p. 462)

Les règles du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog sont ici. Et nous aurons la joie de parler de Jean-Patrick Manchette ce jeudi 11 mai prochain à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris), à partir de 19 h 30, en compagnie de Gilles Magniont, Jeanne Guyon, Xavier Boissel et Hervé Aubron, autour de la publication de l’excellent ouvrage collectif « Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire », aux éditions Anacharsis.

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Date: .........................
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Note de lecture : « Chroniques » (Jean-Patrick Manchette)
POSTÉ PAR CHARYBDE2 ⋅ 15 MAI 2016 ⋅ 4 COMMENTAIRES
CLASSÉ DANS  CRITIQUE LITTÉRAIRE, DASHIELL HAMMETT, DÉTECTIVE PRIVÉ, DONALD WESTLAKE, ED MCBAIN, HARD-BOILED, JAMES CAIN, JIM THOMPSON, LÉO MALET, NÉO-POLAR, PIERRE SINIAC, POLAR, POLAR ET POLITIQUE, POLAR ET SOCIÉTÉ, POLICE PROCEDURAL, RAYMOND CHANDLER, ROBIN COOK, ROMAN NOIR, ROMAN POLICIER, ROSS THOMAS
Vingt ans de chroniques de polars et de précieuses digressions apparentes, passionnées et passionnantes.
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RELECTURE
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Publié en 1996 chez Rivages, un an après la mort de Jean-Patrick Manchette, ce recueil regroupe un large échantillon de chroniques écrites par le romancier pour divers supports et dans diverses circonstances, entre 1976 et 1995,  sélectionnées par François Guérif et Doug Headline (par ailleurs fils de l’auteur). Le cœur du recueil comprend les 32 articles publiés dans Charlie Mensuel entre 1977 et 1981, ainsi que les 11 « Notes noires » parues dans la revue Polar entre 1982 et 1995.

Monstre d’érudition et de sagacité, le romancier nous livre dans ces chroniques, textes de circonstance mêlés de théorie, et peut-être beaucoup plus que dans les extraits publiés de ses « Journaux », un éblouissant condensé de ses qualités et de ses défauts, de ses fidélités littéraires et de ses obsessions, de ses joies sincères et de ses moutons noirs, de sa rhétorique implacable et de sa mauvaise foi parfois forcenée, le tout exécuté avec un ton bien particulier, surtout dans les articles de Charlie Mensuel, ton que d’innombrables blogueurs tenteront d’émuler au début du XXIe siècle.

Le mieux, pour lire de bons polars, c’est d’abord d’avoir un bon libraire (ou plusieurs). Parce que la plupart du temps, en passant commande, on peut avoir des livres six ou douze fois meilleurs que les nouveautés du trimestre qui sont sur le présentoir pivotant. Encore vous faut-il un bon libraire, un homme qui, si vous lui demandez d’aller vous chercher sous trois jours, en pleine zone bleue, Sérénade de James Cain (1954) ou J’aurais dû rester chez nous de Horace McCoy (1948) ne vous répondra pas qu’il n’y en a plus, c’est épuisé – soit qu’il le pense vraiment, soit qu’il estime très justement que son bénéfice dessus ne vaut pas le dérangement. Amateurs de polars, sachez bonifier votre libraire ! Une fois l’an, achetez-lui un dictionnaire, ou le journal de Jules Renard, ou la correspondance de Marx et Engels, toutes choses volumineuses et coûteuses qui vous vaudront l’estime de l’excellent boutiquier, vous feront passer pour un bon client, et qui d’ailleurs vous aideront à parfaire votre jouissance du polar. Amateurs, bonifier son libraire, c’est parfaire sa jouissance, sachez-le ! (Charlie Mensuel, décembre 1977)

Le point essentiel qui se dégage de ces textes est certainement la cohérence théorique de l’auteur autour du rôle du polar, du noir béhaviouriste apparu dans les années 1930 aux États-Unis, sous l’impulsion fondamentale de Dashiell Hammett, de son adéquation historique et critique, écriture qui semblait à Jean-Patrick Manchette comme étant pratiquement la seule à « coller » aux profondeurs politiques et sociales d’une longue époque, et qui devait ensuite assumer son rôle de répétition voire d’auto-parodie en matière littéraire. L’article de décembre 1976, « Cinq remarques sur mon gagne-pain », dans Les Nouvelles Littéraires, qui ouvre le recueil proprement dit juste après l’entretien avec François Guérif paru dans la revue Polar en juin 1980, pose ce cadre théorique, d’une manière humoristique et incisive, tenace et convaincue, qui constituera par la suite une véritable marque de fabrique critique, que l’auteur déclinera à loisir, en pédagogue gentiment obsessionnel qu’il ne cessera jamais d’être. Ces quatre pages mériteraient bien entendu une citation in extenso, je me contenterai néanmoins des deux paragraphes suivants :

9782743601010

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Dans le roman criminel violent et réaliste à l’américaine (roman noir), l’ordre du Droit n’est pas bon, il est transitoire et en contradiction avec lui-même. Autrement dit le Mal domine historiquement. La domination du Mal est sociale et politique. Le pouvoir social et politique est exercé par des salauds. Plus précisément, des capitalistes sans scrupules, alliés ou identiques à des gangsters groupés en organisations, ont à leur solde les politiciens, journalistes et autres idéologues, ainsi que la justice et la police, et des hommes de main. Ceci sur tout le territoire, où ces gens divisés en clans, luttent entre eux par tous les moyens pour s’emparer des marchés et des profits. On reconnaît là une image grossièrement analogue à celle que la critique révolutionnaire a de la société capitaliste en général. C’est une évidence. (…)
Ici la lutte des classes n’est pas absente de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement, ici les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir, champ dans quoi et contre quoi s’organisent les actes du héros. Lorsque ce héros n’est pas lui-même un salaud luttant pour sa petite part de pouvoir et d’argent (comme dans les J.-H. Chase de la première période), lorsqu’il a (comme chez Hammett et Chandler) connaissance du Bien et du Mal, il est seulement la vertu d’un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait d’où son amertume.

Au fil des chroniques, on verra se dégager un certain nombre de lignes de force, ou de constantes : les auteurs dont Jean-Patrick Manchette est un inconditionnel, pour des raisons qui vont de la cohérence politique à la qualité d’écriture (Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Jim Thompson, James Cain, Léo Malet, Pierre Siniac, Robin Cook – l’Anglais, hein, pas l’Américain médicalisé, …) ; ceux qui, trouvailles occasionnelles ou productions abondantes, trouvent grâce à ses yeux par leur originalité déjantée et souvent amusante (Donald Westlake, Jonathan Latimer, Robert Penn Warren, …) ; ceux auxquels il reconnaît la qualité d’honnête artisan, de fabricant sans génie mais fiable et efficace (Ed McBain, Ross Thomas, …) ; ceux à qui il reconnaît des qualités, mais dont l’élitisme littéraire (réel ou apparent) l’indispose (Jerome Charyn, …) ; ceux enfin auxquels il réserve son aversion, soit pour leur médiocrité absolue (je vous laisse le plaisir de découvrir ceux-là), soit pour leur (d’après lui) simplicité politique caricaturale et leur écriture insuffisamment sèche et/ou béhaviouriste (et là, on pense surtout à Frédéric H. Fajardie et à Jean Vautrin, sur lesquels il multipliera volontiers les piques, prétextant souvent les fautes de style, alors que c’est visiblement bien plutôt le romantisme radical inscrit dans leurs romans qui l’agace). Les regards portés sur les « gros best-sellers » varient, reconnaissant souvent leur qualité mécanique (chez Herbert Lieberman, par exemple), mais fustigeant souvent leur complaisance et leurs facilités (chez Ken Follett, entre autres).

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Souvent passionnant lorsqu’il évoque des auteurs bien connus, très précieux lorsqu’il déniche et contextualise des auteurs moins connus (sachant qu’il n’est parfois pas si simple, pour ces derniers, de saisir exactement la substance de la recommandation manchettienne), maniant un humour à rebrousse-poil n’hésitant pas à user de l’adresse directe au lecteur – voire de l’exorde – et du paradoxe, Jean-Patrick Manchette nous offre un parcours vivant, jouissif, parfois dérangeant et gentiment cynique, souvent résigné (sans qu’il soit aisé de juger le clin d’œil permanent qui accompagne ses chroniques lorsqu’il dit les réserver aux « insomniaques » et aux « ferroviaires »), dans la seule véritable littérature qui présente un intérêt social et politique à ses yeux, avec bien entendu les divers essais et travaux « sérieux » qui peuvent l’accompagner et la renforcer, et dont il n’hésite pas à mentionner les plus captivants au détour d’une considération sur la traduction ou sur l’usage littéraire et technique des armes à feu (un morceau de bravoure en soi).

Cette mécanique économique (et bêtement arithmétique) n’est qu’un aspect de la question, le plus plat. Si le polar n’est rentable qu’en édition bon marché, c’est qu’il est considéré généralement comme de la littérature bon marché, de la sous-littérature. Trente mille personnes, dans les années 50, achèteront des polars à 300 AF parce que – parmi les gens qui veulent bien mettre 900 AF dans un livre – il n’y en a pas trois mille pour juger qu’un simple petit polar mérite un tel débours, réservé à la culture (Camus, Sartre, Saint-Exupéry, etc.). On ne peut jamais séparer longtemps l’économie de l’idéologie (d’autant que c’en est une, mais passons). (Charlie Mensuel, janvier 1980)

Surtout, sans doute, Jean-Patrick Manchette tente, tout au long de ces chroniques, articles et points de vue, d’orchestrer avec une rare constance le plaisir de lire, la curiosité réelle, et une forme de cohérence intellectuelle et doctrinale, particulièrement peu fréquente en la matière.

MAURICE VAN HOVE

 
Jean-Patrick Manchette sans cliché
L’écrivain, mort en?1995, auteur de quelques polars exceptionnels, est désormais l’objet de savantes études. Belle occasion de renouveler le regard posé sur le romancier.

LE MONDE DES LIVRES | 15.07.2017 à 06h48 | Par Raphaëlle Leyris

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L’écrivain Jean-Patrick Manchette, en 1981.
L’écrivain Jean-Patrick Manchette, en 1981. MAURICE ROUGEMONT / OPALE / LEEMAGE
L’entreprise aurait sans doute fait rire Jean-Patrick Manchette (1942-1995). Dans une de ses Chroniques (réunies chez Rivages, 1996), il écrivait : « Notre genre a été saisi par le marché donc par le commentaire. Nous devons tolérer que le polar soit à présent disséqué par des universitaires et des journalistes. Des professeurs et des ethnologues, certains venus d’Amérique et du Japon, viennent ajouter leur intérêt à celui des crétins locaux. » Alors, l’idée qu’un livre soit consacré à analyser son œuvre, et constitué d’interventions de chercheurs, éditeurs, écrivains…

Mais il était temps qu’arrive un ouvrage tel que Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire (sous la direction de Nicolas Le Flahec et Gilles Magniont, Anacharsis, 320 p., 23 €), qui examine en profondeur tous les aspects de l’écriture manchetienne, de sa correspondance à son journal en passant, évidemment, par ses neuf romans (dont un inachevé), ses chroniques, ses scénarios, les traductions de ses livres, le silence romanesque dans lequel il plongea après La Position du tireur couché (1982)…

Voilà un ouvrage d’une grande richesse sur un auteur trop souvent réduit à quelques clichés (concision, subversion, humour, méticulosité), et que sa célébrité n’empêche pas d’être l’objet de malentendus. Voilà, aussi, une excellente occasion d’évoquer son travail autour de quelques influences et caractéristiques fondamentales.

« Hard boiled »
En face de « Jean-Patrick Manchette », le dictionnaire des clichés fait immanquablement figurer : « père du néopolar » – roman policier teinté de critique sociale qui fit florès à partir des années 1970. Cela faisait bondir l’intéressé, quoiqu’il eût inventé le terme, à connotation péjorative selon lui.

Dans le texte passionnant où ils étudient sa correspondance, les éditeurs François Guérif et Jeanne Guyon citent une lettre à sa traductrice allemande


En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2017/07/15/jean-patrick-manchette-sans-cliche_5160933_3260.html#5IgAMMyjd3aKegcA.99


Jean-Patrick Manchette
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JEAN-PATRICK MANCHETTE ET LA RAISON D'ECRIRE
Ecrivains et auteurs Jean-Patrick Manchette

Thèmes Essai littéraire

FAL 15/05/2017  Commenter Ecrire une critique
Nada ou l’Ardeur quand même. Alors que plusieurs nouvelles adaptations cinématographiques des romans de Jean-Patrick Manchette se préparent, un ouvrage collectif intitulé "Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire" entreprend, au-delà de son titre, d’exposer les raisons de lire cet écrivain encore aujourd’hui.


Il y a trois ou quatre décennies, Jean-Patrick Manchette n’était pas le seul auteur français connu de la Série Noire. Le bougon ADG et le facétieux Alex Varoux, par exemple, jouissaient d’une réputation analogue. Mais Manchette est le seul à avoir véritablement survécu, le seul qui soit régulièrement réédité, le seul qui soit devenu, pour reprendre le terme que n’hésitent pas à employer certains critiques, un classique.

L’ouvrage intitulé Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire entend analyser les éléments qui sont à l’origine de cette suprématie. Il se compose d’une vingtaine d’articles dus à différents commentateurs (réunis sous la houlette de deux universitaires, Nicolas Le Flahec et Gilles Magniont) et abordant chacun un aspect du sujet. Car le sujet ‒ et c’est peut-être là qu’il convient de trouver une première explication à sa longévité ‒ était un polygraphe, un homme-orchestre de la chose écrite : Manchette était traducteur, romancier, scénariste, ghost writer, critique cinématographique et, comme on dit en français depuis l’an de grâce 1952, diariste.

Ce travail collectif n’évite pas certains défauts propres au genre. Tel auteur, très imbu de lui-même, consacre beaucoup plus son chapitre à raconter sa propre vie qu’à se pencher vraiment sur l’œuvre de Manchette. Tel autre, qui se pique de nous offrir des remarques linguistiques, le fait dans un français parfois approximatif. Un peu plus loin, une étude comparative de deux traductions italiennes d’un roman de JPM révèle à l’issue de plusieurs paragraphes un scoop qui sautait aux yeux du simple profane au bout de deux lignes, à savoir que le second traducteur a bien moins retraduit le texte original français que recopié la traduction (et les erreurs) de son prédécesseur.

Mais il nous semble, malgré tout, que deux clefs se dessinent, ou se dégagent, au fil de ces trois cents pages, toutes deux résultant du fait que Manchette, comme tout auteur classique finalement, était à la fois un praticien et un théoricien. Les chapitres de l’ouvrage qui s’interrogent sur les aspects politiques de son œuvre et en particulier sur ses rapports avec le situationnisme sont nécessaires et bienvenus, mais ils ne doivent pas faire oublier que Manchette était à bien des égards un croyant agnostique, un (grand) enfant qui ne cessait de casser, ou tout au moins d’abîmer, volontairement, ses jouets. C’est cette distance, cette auto-ironie « flaubertienne », cette tendance « néo » qui ne craint pas de s’affirmer aussi comme un retour à l’héritage littéraire du XIXe siècle français, qui permet à tout lecteur de trouver son bonheur dans une page de Manchette. L’important, comme celui-ci l’explique lui-même plaisamment quelque part, ce n’est pas tant de louer ou de critiquer les interprétations d’Arthur Rubinstein, c’est de dire qu’il tape fort sur son piano. Après quoi, chacun sera libre de porter un jugement. Dominique Rabaté parle très pertinemment d’une « tension entre le suspens pour survivre en déjouant les machinations et l’inutilité foncière du combat » et d’une « façon unique de toujours surplomber le récit, en le racontant comme s’il était déjà accompli, comme si l’action était privée de tout avenir ».

Tout cela, qui se nomme « nada » en espagnol et, sauf erreur, « tragique » en français, passe, on s’en doute, par un travail sur le style, par de fausses maladresses, et les développements sur les relations, parfois très conflictuelles, entre Manchette et ses traducteurs ou ses traductrices (la violence avec laquelle il insulte les deux malheureuses Espagnoles qui ont « aplati » son Homme au boulet rouge est pour le moins inattendue, pour ne pas dire ahurissante) comptent parmi les plus intéressants.

Mais tout cela serait franchement imbuvable si ce n’était qu’exercice de style. Or, si l’on comprend bien qu’un ouvrage comme celui-ci doive forcément se livrer à un certain nombre de dissections chirurgicales, il faut veiller à ce qu’une telle démarche ne fasse pas oublier l’autre clef de l’œuvre de Manchette, donnée par lui-même, nonobstant certaines manifestations un brin cyniques, et cette autre clef s’appelle tout simplement l’émotion. « J’ai beaucoup d’information, écrit-il, sur, par exemple, L’Aventure de Mme Muir (1), mais ce que je sais de plus important sur ce film, c’est qu’à la fin toujours je vais pleurer. »

(1) The Ghost and Mrs. Muir, réalisé par Joseph Mankiewicz, avec Gene Tierney, Rex Harrison et George Sanders (1947).

FAL

Nicolas Le Flahec et Gilles Magniont (Textes réunis par), Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire. Anacharsis Éditions, mars 2017. 23€.   

affiche du dossier Le fils de l'Autre